jeudi 26 décembre 2013

nouvelle approche théorique et conceptuelle de l’immunité,



Début septembre un article publié dans la prestigieuse revue « Nature Immunology » a fait grand bruit au sein de la communauté scientifique internationale (Voir Nature). Fait remarquable, cet article retentissant, intitulé "La vitesse du changement : pour une théorie discontinue de l'immunité "a été écrit conjointement par un philosophe, Thomas Pradeu, un physicien, Sébastien Jaeger et un biologiste, Eric Vivier.
S’appuyant sur les progrès récents dans la connaissance fondamentale du système immunitaire, cet article propose rien moins qu’une nouvelle approche théorique et conceptuelle de l’immunité, reposant notamment sur une nouvelle définition plus riche, qui est plus subtile que celle prévalant actuellement et repose essentiellement sur la distinction du « soi » et du « non soi ».
Depuis 70 ans en effet, la théorie dominante en la matière, formulée par Burnet (Prix Nobel de physiologie et de médecine en 1960), veut que notre système immunitaire défende l’organisme contre les différents types d’agression externe en distinguant, au niveau moléculaire, les éléments biologiques qui relèvent du soi (les cellules et tissus de l’organisme) et ceux qui relèvent du non-soi, comme par exemple les virus et les bactéries.
Pendant plusieurs décennies, ce modèle a globalement bien fonctionné et a permis d’effectuer de remarquables avancées dans la compréhension des différents niveaux d’organisation et le fonctionnement de notre système immunitaire. Mais au cours de ces dernières années, cette belle mécanique théorique s’est sérieusement grippée car les biologistes ont découvert qu’il n’est pas rare que le système immunitaire attaque violemment, sans raison apparente, des composants biologiques qui relèvent pourtant du soi et constituent notre organisme.
C’est notamment ce qui se produit dans un certain nombre de maladies auto-immunes graves, comme le diabète de type 1 ou encore la sclérose en plaques, des pathologies dans lesquelles un type particulier de globules blancs, les lymphocytes, se retourne, sans qu’on sache pourquoi, sur des cellules de l’organisme.
A contrario, certains éléments biologiques relevant du « non soi » ne sont non seulement pas attaqués par le système immunitaire mais parfaitement tolérés par ce dernier. On observe ce phénomène chez de nombreuses bactéries qui vivent dans notre organisme, par exemple notre flore intestinale, ou encore certaines cellules échangées au cours de la grossesse, entre l’organisme maternel et le fœtus et qui ne sont pas reconnues par notre système immunitaire comme relevant du non-soi.
En outre, depuis 2007, on sait que des cellules du système immunitaire ont la capacité d’échanger temporairement des fragments de leurs membranes avec d’autres cellules, même si ces dernières sont étrangères à l’organisme. Ce phénomène fascinant, baptisé trogocytose, confirme donc que l’identité et les frontières immunologiques sont beaucoup plus floues et complexes que prévues.
S’appuyant sur ces découvertes, les auteurs de cet article formulent une nouvelle hypothèse très intéressante pour mieux rendre compte de la complexité d’organisation et de réaction du système immunitaire. Ils soulignent en effet avec force que l’activation comme l’inhibition du système immunitaire semble être déclenchée non seulement sous l’effet de certaines molécules étrangères, comme l’explique le cadre classique mais également sous l’action d’une rupture temporelle, marquée par la brusque apparition de certains antigènes différents de ceux que notre système immunitaire a l’habitude de traiter.
Notre système immunitaire fonctionnerait donc simultanément sur deux modes de réponse, parfois complémentaires mais parfois antagonistes : d’une part, une réponse « qualitative », provoquée par un agent biologique reconnu comme étranger et d’autre part une réponse « quantitative » et temporelle, liée à une fluctuation brutale du « paysage » constitué par la composition des antigènes.
Cette théorie de la discontinuité, même si elle présente encore des faiblesses, a le grand mérite de mieux expliquer certains phénomènes observés par les scientifiques, par exemple le fait que notre système immunitaire soit parfois incapable de reconnaître et de détruire des cellules cancéreuses qui devraient pourtant être considérées comme « étrangères » par notre organisme.
Si elle est vérifiée sur le plan expérimental, cette nouvelle approche théorique pourrait éclairer d’une lumière nouvelle et très féconde les mécanismes fondamentaux qui permettent aux cancers ou aux maladies auto-immunes d’apparaître et de se développer en « leurrant » et en épuisant les défenses immunitaires.
Cette nouvelle théorie générale de l’immunité est d’autant plus intéressante que plusieurs découvertes majeures sont venues confirmer au cours de ces derniers mois que le temps était effectivement venu de repenser le rôle et l’organisation globale de notre système immunitaire
Il y a deux ans, en août 2011, une nouvelle thérapie innovante mise au point par David Porter et mobilisant les lymphocytes T contre les cellules cancéreuses a permis des succès spectaculaires dans le traitement de certaines formes de leucémie (Voir Scientific American).
Dans ce nouveau type de traitement, les lymphocytes T repèrent les cellules leucémiques grâce à une protéine (CD19) qui se trouve à leur surface. Le problème est que cette protéine est également présente sur d’autres cellules et tissus qui ne sont pas touchés par la maladie et qui risquent d'être éliminés par cette approche thérapeutique.
Plusieurs équipes américaines tentent donc d'améliorer cette reprogrammation du système immunitaire pour la rendre encore plus sélective et efficace, de manière à pouvoir combattre certains cancers à mauvais pronostics, comme le cancer du pancréas, des ovaires ou encore les myélomes multiples.
En mai 2013, à l'occasion du grand Congrès mondial de cancérologie Asco, à Chicago, le laboratoire Bristol-Myers Squibb a présenté une étude très intéressante concernant un anti-PD1 (Voir ASCO University).
En présence d'un cancer, notre système immunitaire mobilise un type particulier de globules blanc, les lymphocytes T, qui participent également à la lutte contre les infections. Le problème, c'est que ces lymphocytes T finissent par exprimer à leur surface une molécule appelée PD-1. Or, cette molécule interagit avec une autre molécule, la PD-L1, située à la surface des cellules cancéreuses, ce qui a pour effet de « désarmer » ces soldats du système immunitaire.
Il est donc capital de parvenir à bloquer cette désactivation des lymphocytes T en empêchant par exemple la rencontre de ces deux molécules. Pour parvenir à cet objectif, les chercheurs ont eu l’idée d'utiliser des anticorps contre PD-1 ou PD-L1. Cette nouvelle voie en immunothérapie est considérée comme très prometteuse et un autre anti-PDL1, baptisé MPDL3280A, développé par Genentech, a été testé sur 140 patients atteints de cancers avec métastases et a permis récemment d’entraîner une régression importante et durable de la tumeur chez 29 de ces patients atteints de différents types de cancer.
Alors que se tenait ce congrès de cancérologie, une autre équipe américaine de l’Université américaine de science et de la santé de l’Etat d’Oregon a fait une découverte fondamentale qui a été publiée dans la prestigieuse revue « Science »
Ces chercheurs ont en effet montré que le comportement spécifique des différents groupes de lymphocytes T n’était pas déterminé une fois pour toutes et pourrait être modifié (Voir Science). Ce travail a en effet montré qu’en modifiant un vecteur issu du cytomégalovirus, il était possible, contre toute attente, de "contraindre" les lymphocytes T à combattre ce type de virus.
Cette "rééducation" des lymphocytes pourrait ouvrir la voie à de nouveaux types de vaccins contre les rétrovirus et permet notamment d'envisager la mise au point de nouveaux vaccins qui seraient efficaces contre certains types de virus ayant déjoué jusqu’à présent toutes les formes de vaccins.
Autre découverte troublante : en juillet 2013, des chercheurs canadiens de l'Université McGill et de l'Université de Calgary, ont découvert le rôle ambigu du système immunitaire dans la lutte contre les cellules cancéreuses (Voir Canada).
Selon ces recherches, certains globules blancs, chargés de combattre les infections, pourraient également favoriser la propagation des cellules cancéreuses dans l'organisme et la formation de métastases. « Nous avons pu, pour la première fois, identifier un mécanisme nouveau de propagation du cancer et nous pensons que certains traitements existants, utilisés pour d'autres pathologies que le cancer, pourraient prévenir ce mécanisme de propagation du cancer ainsi que les métastases » précise le Professeur Lorenzo Ferri, qui dirige ces travaux.
En découvrant cette piste d'action complètement nouvelle qui permet la propagation des cellules cancéreuses, ces chercheurs ont ouvert une nouvelle voie thérapeutique particulièrement prometteuse dans la prévention et le traitement des métastases, l'un des défis majeurs de la cancérologie.
On sait en effet que le système immunitaire combat en temps normal avec une redoutable efficacité les cellules cancéreuses mais il arrive parfois, pour des raisons qui ne sont pas encore totalement comprises, que cet extraordinaire système de protection et de défense se laisse leurrer ou déborder par "l'ennemi" que représente le cancer, permettant à celui-ci de s'installer puis de se propager dans l'organisme.
Il y a quelques semaines, des recherches de l'Inserm, dirigées par Jérôme Galon, sont également venues éclaircir le rôle du système immunitaire dans la lutte contre le cancer. En recourant à de puissants moyens informatiques, les chercheurs ont étudié la cinétique spatio-temporelle de 28 types de cellules immunitaires présentes dans les tumeurs du côlon (Voir Cell).
Ces recherches très fondamentales montrent que certains types de lymphocytes, lorsqu'ils parviennent à s'organiser en réseaux suffisamment denses, acquièrent la capacité de bloquer la propagation du cancer. Comme le souligne Jérôme Galon, "Nous ne sommes pas loin de comprendre pourquoi la maladie évolue de manière très différente chez des patients présentant à l'origine exactement le même type de cancer. Si nous parvenons à remobiliser au bon moment et dans la bonne direction le système immunitaire de certains patients, nous pourrons bloquer leur cancer et empêcher son développement".
Enfin, il y a quelques jours, une équipe de recherche associant des scientifiques de l’Inserm et de l’Institut Pasteur a montré pour la première fois le rôle clé, en présence d’une infection de l’intestin, d’une molécule appelée ATP, comme signal déclencheur de la réaction inflammatoire dirigée contre l’agent pathogène (Voir Cell).
En utilisant le modèle de la bactérie Shigella flexneri, les scientifiques ont en outre montré comment cette dernière était capable de bloquer la libération d’ATP, pour échapper à la riposte du système immunitaire. La découverte de ce nouveau mécanisme de blocage pourrait également ouvrir un vaste champ thérapeutique contre de nombreuses maladies inflammatoires.
On voit donc à quel point, au cours de ces dernières années, le panorama de notre système immunitaire s’est considérablement enrichi et transformé. Les chercheurs ont notamment découvert le rôle fondamentalement ambigu des constituants clés de notre système immunitaire et également mis en lumière la capacité tout à fait surprenante de « reprogrammation » et de remobilisation de nos défenses immunitaires, y compris contre des ennemis redoutables, comme certains cancers graves.
L’accumulation de ces différentes découvertes et avancées est par ailleurs en train de profondément bouleverser la conception globale que nous avions de l’architecture du système immunitaire. Celui-ci ne peut plus être conçu seulement à partir du principe de distinction du soi et du non soi et semble posséder un degré d’auto organisation tout à fait étonnant, bien qu'encore mal connu, qui le conduit à mettre en œuvre « des stratégies » d’actions autonomes, en dehors de toute agression ou pathologie…
On voit enfin à quel point il est nécessaire de recourir à une approche transdisciplinaire, associant non seulement les médecins et biologistes mais également des mathématiciens et des philosophes pour saisir dans toute sa complexité multidimensionnelle cet objet de connaissance tout à fait fascinant que représente le système immunitaire.
Au-delà des progrès dans la connaissance des mécanismes fondamentaux du vivant, ces avancées expérimentales et théoriques sont également porteuses d’immenses espoirs thérapeutiques dans l’ensemble du champ médical et il est capital que notre Pays maintienne et développe son effort de recherche dans ce domaine porteur de révolutions scientifiques et thérapeutiques majeures.
René TRÉGOUËT
Sénateur Honoraire
Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat

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